Sémiotique et études de marché

Qu’est-ce que la sémiotique et en quoi est-elle utile dans les études de marché ?

La réponse à la première question pourrait être, dans ce contexte, que la sémiotique est ce dont presque tout le monde parle (cette histoire de signes), mais qui n’a guère été étudié en profondeur. Non pas par paresse ou par manque d’intérêt, mais parce que, malheureusement, en Espagne, il n’y a pas de tradition ou de formation institutionnalisée comme il peut y en avoir dans d’autres pays tels que la France ou l’Italie. Aussi, paradoxalement, ou peut-être pas tant que ça, les concepts sémiotiques sont couramment utilisés dans la recherche qualitative (signifiant, sens, code, signe, expression, contenu, niveaux, synchronie, diachronie,…). Pourtant, la différence entre l’utilisation spontanée de certains de ces concepts et la réalisation d’une analyse sémiotique serait comme  ajouter du curry au poulet au lieu de faire un curry de poulet. Rien à voir.

Quel est son objet de recherche ? La sémiotique étudie les structures signifiantes sous-jacentes ou formes du discours, les conditions de production et de compréhension du sens. Elle le fait en étudiant le système de relations selon lequel les signes sont organisés. En d’autres termes, l’objet d’étude ultime n’est pas le signe lui-même (il n’est que le point de départ, la partie émergée de l’iceberg, la manifestation superficielle d’une structure), mais la règle du jeu (l’invariant sous-jacent, la « grammaire ») qui fait que les signes, nombreux et hétérogènes, produisent certains effets de sens. Héritée du positivisme, la tendance est de penser les éléments et leurs relations de manière excessivement indépendante et séquentielle. La sémiotique, au contraire, nous enseigne que les éléments prennent leur valeur à partir de leur place dans un réseau de relations, celles qu’ils établissent avec d’autres éléments manifestes (relations syntagmatiques, qui sont à la base de la métonymie et des opérations de segmentation) mais aussi à partir de leurs relations avec d’autres éléments absents (relations paradigmatiques, qui sont à la base des métaphores et des opérations de classification). En d’autres termes, la valeur d’un signe est déterminée par sa position dans un système relationnel : n’est-ce pas là la clé du positionnement et du lien avec les marques ?

Il n’y a pas lieu d’entrer ici dans les détails méthodologiques et les différences entre écoles. Mais il convient au moins de mentionner quelques principes, approches et termes, et de rappeler qu’il s’agit d’un modèle explicatif. Aussi, qu’en tant que tel, il n’est pas la réalité elle-même, empirique et observable. Les poulets qui éclosent, même s’ils sont jaunes, ne sont pas des poulets à l’étrille, pour la tranquillité de ceux qui les préfèrent rôtis !

La sémiotique propose trois dimensions fondamentales d’analyse qui correspondent à différentes relations binaires : la syntaxe (signe-signe), la sémantique (signe-sens) et la pragmatique (signe-sujet). Tout signe social établit des relations dans ces trois dimensions; tout produit est en relation avec d’autres produits, établit un ou plusieurs champs sémantiques de manière dénnotative et connotative, et entre en interaction sociale avec un utilisateur dans une situation spécifique. Le poulet au curry, au niveau syntaxe, est lié à l’entrée, au dessert, à la boisson, etc. Il implique un champ sémantique (cuit, épicé, indien, etc.), établit des relations paradigmatiques avec d’autres entrées possibles, d’autres types de curry et d’autres façons de cuisiner le poulet, est consommé dans une situation et un contexte spécifiques (à la maison, dans un restaurant indien ou non, seul, en compagnie, pour le déjeuner ou le dîner, pour célébrer quelque chose, dans une atmosphère émotionnelle, etc.) et est lié à des phénomènes plus globaux (l’exotisme en tant que tendance gastronomique, les effets de l’immigration, etc.).

La sémiotique structurale, dirigée par A.J. Greimas, qui s’appuie sur la linguistique structurale de Saussure, organise dynamiquement la syntaxe et la sémantique en différents niveaux sur un axe vertical (profond, sémio-narratif et discursif). Cette hiérarchisation des niveaux est à la base du langage et de son usage (phonèmes, monèmes, énoncés, paragraphes, textes, discours, idéologies…), elle fonde toute l’économie du langage, si importante dans la communication des marques, et explique, en termes de lois combinatoires, quelque chose de magique et de rationnel à la fois: comment, avec 24 phonèmes, unités minimales sans signification, peut-on énoncer une infinité de textes hautement significatifs !

Croiser ces différents niveaux avec les dimensions avant soulignées, donne lieu à plusieurs schémas d’analyse : le carré sémiotique, le programme narratif et ses phases (manipulation, compétition, performance et sanction), les modalisations, etc, qui, appliqués aux études de marché, sont extrêmement aclaratifs sur la manière dont fonctionne non seulement ce que les produits « racontent » et ce que leurs consommateurs peuvent « lire », mais aussi le rôle qu’ils jouent eux-mêmes dans leur propre récit (par exemple, un produit peut avoir différents « rôles d’acteur » dans le récit ou plusieurs produits peuvent jouer le même rôle; il peut être en position de sujet de l’action ou d’objet, il peut être un héros mais aussi son propre adversaire, etc.)

Il convient de préciser que l’approche sémiotique étend la notion de texte à un comportement, une tache, un paquet, un espace, etc. Pour le sémioticien, ce sont tous des « textes » organisés sous la forme d’une histoire, que la sémiotique conceptualise comme une succession d’états et de transformations des sujets qui opèrent sur les objets et qui font que le « texte » prenne un effet de sens. Ce sont les changements d’état et les échanges d’objets qui font avancer l’histoire.

Qu’en est-il de la pragmatique ? Ce n’est pas que la sémiotique structurale ne la prenne pas en compte, bien sûr. Mais ses éléments (l’utilisateur du signe, le contexte dans lequel l’objet apparaît, l’acte d’énonciation, etc.) sont compris comme une partie intrinsèque du texte lui-même (approche immanente).

D’autres approches parlent explicitement de pragmatique. Il s’agit des approches dont la conception du sens implique l’existence d’un référent réel, extra-sémiotique, extérieur au texte, qui tentent d’analyser les aspects formels qui révèlent la personnalité de l’émetteur et du récepteur et ceux qui renvoient à des systèmes culturels externes.

Quel est le principal apport de la sémiotique au marketing et aux études de marché ? Ni plus ni moins que l’efficacité de son application aux productions signifiantes pour lesquelles une plus grande signification est requise :

  • L’intelligibilité en identifiant les règles du jeu et les niveaux sur lesquels s’organise le parcours génératif du sens.

 

  • La pertinence en identifiant l’essentiel de l’accessoire grâce à la règle de commutation (changements au niveau de l’expression qui modifient le contenu de manière pertinente et le distinguent ainsi de ce qui ne l’est pas). Qu’est-ce que je garde, qu’est-ce que j’écarte, qu’est-ce que j’incorpore ? sont des questions auxquelles nous sommes habitués dans le domaine de la recherche.

 

  • La différenciation étant un concept qui, comme nous l’avons vu, est à la base structurelle de la sémiotique, où un langage est un système de relations dans lequel un élément occupe une place en opposition différentielle à d’autres, c’est-à-dire une topographie basée sur la différence. Ainsi, la sémiotique découvre non seulement les différences entre les diverses positions mais aussi quand les différences sont opposées, complémentaires ou contradictoires, ce qui est essentiel pour savoir si une marque veut être cohérente, bien comprendre son positionnement ou définir ses territoires potentiels d’innovation et de développement. Pour la sémiotique, il y a A et B, mais aussi “Pas de A et Pas de B”. En d’autres termes, un concept donne toujours lieu à quatre concepts auxquels il se rattache selon des lignes directrices établies.

Les cas d’application sont donc très nombreux : segmentation d’un marché, diversification d’une marque en gammes de produits ou en nouvelles catégories, tests de concepts de produits, de packaging ou de communication, parcours d’un client, design d’un rayon de supermarché, typologies de clients, etc. En d’autres termes, partout où il y a une pratique sociale significative. Et ce, tant dans une phase de recherche documentaire pour obtenir une connaissance approfondie des stimuli, une orientation précise lorsqu’il faut choisir les matériaux à tester, une meilleure construction des hypothèses qui nourrissent les guides de discussion et activent une écoute particulière dans la modération, comme dans l’analyse du discours lui-même.

Une dernière confession : pour notre métaphore gastronomique à Arpo, nous avons envisagé plusieurs plats, des frutti di mare à la morue au pil al pil. Mais nous avons succombé au curry. Pourquoi ?  Saviez-vous que le curry est une combinaison quasi alchimique de multiples épices telles que le piment, le basilic, le carvi, le fenugrec, le céleri, le safran, la cannelle, la cardamome, l’oignon, la coriandre, le clou de girofle, le cumin, le curcuma, le fenugrec, le gingembre, la moutarde, la noix de muscade, le poivre et/ou le tamarin ? Un exemple parfait de ce qu’est l’intégration de la variété et de la complexité dans une identité authentique, cohérente et différentielle. Quelle entreprise n’en voudrait pas ? La sémiotique est proposée comme une excellente épingle. Le chef est toujours la marque et les convives sont toujours les consommateurs. Bon appétit !

David Garcia

Consultant en stratégie et gestionnaire de projets d’études de marché.